La critique d’un ordre social et politique a besoin d’une perspective, d’un horizon de sens pour parvenir à problématiser les analyses ; le seul point de vue qui vaille en ces domaines, c’est celui de l’émancipation humaine. ( Présentation du séminaire )
Séance du samedi 12 mars 2016 :
Réel, Symbolique et Imaginaire du capitalisme.
La « pulsion de mort » comme condensation/déplacement du secret de famille occidental.
DE L’USAGE DE CERTAINS CONCEPTS PSYCHANALYTIQUES DANS LA PHILOSOPHIE CRITIQUE
Le désir d’analyser en détail certains textes de Freud est né de la manière suivante : comme l’historiographie officielle ignore aujourd’hui encore le fait que le second XIXe siècle, en transgressant les tabous fondateurs de toute humanité, de toute culture et de toute civilisation, a initié un évènement historique fondamental – rien moins que les débuts de l’effondrement d’une « civilisation capitaliste » qui venait à peine de s’imposer – la conjecture a émergé que ni Freud, ni ses contemporains ne pouvaient saisir ce double phénomène au moment où il s’est produit. Tous se sont donc trouvés confrontés à ce qui allait devenir un énorme secret de famille refoulé eu égard aux dégâts incommensurables de la première guerre industrielle totale et mondiale qui ravagea profondément les consciences, et pour longtemps. La peur pour la vie des fils au combat et le désarroi devant la nouveauté barbare d’une telle ampleur a profondément affecté l’ensemble des sociétés et intimement désorienté les hommes. Freud n’y a pas échappé 1 ; il a tenté d’en rendre compte par une innovation théorique, l’introduction de « la pulsion de mort » dans son texte de 1920, Au-delà du principe de plaisir.
Outre que cette nouveauté conceptuelle (la dite « pulsion de mort ») pose encore de multiples questions dans le monde psychanalytique, une des hypothèses de ce travail consiste d’une part à montrer qu’il s’est agit-là du déplacement et de la condensation de ce qui est resté LE secret de famille de l’Occident, et que, d’autre part, cette innovation a malheureusement accru la validité d’une catégorie transhistorique – « la nature humaine » – dont la prégnance constitue le socle de l’ontologie libérale quelles que soient ses variantes. La psychanalyse, dont la méthode et la fin sont profondément contradictoires avec l’ordre établi, ne s’en est pas suffisamment écartée et prétendait s’en défendre en restant dans l’intimité de ses cabinets : elle en paye à présent le prix.
Une critique interne des écrits de Freud présuppose une étape indispensable, la critique radicale du mode de connaissance scientifique (MCS) car notre auteur s’est énormément inspiré des « sciences » modernes qui se sont cristallisées à son époque, c’est-à-dire à la fin du XIXe siècle, pour élaborer la théorie psychanalytique, ses autres sources étant constituées par la mythologie gréco-romaine qu’il affectionnait tant,2 sa clinique, et tous les « échanges » qu’il entretint avec ses confrères et contemporains.
Freud ne voulait ni retourner à la foi de ses pères (si l’on peut dire) ni se convertir au christianisme. Et en combattant les mythologies, les superstitions, les illusions religieuses, il a trouvé dans le discours scientifique une manière d’être… le fils de son temps. C’est une chose que l’on peut constater à toutes les époques de sa vie, il désirait obstinément que ses élaborations soient reconnues comme des théories scientifiques. Dans ce but, il entendait d’une part que ses thèses sur le fonctionnement de « l’appareil psychique » soient vérifiables et d’autre part « rendre compréhensible la complication du fonctionnement psychique en divisant ce fonctionnement et en attribuant chaque fonction à une partie constitutive de l’appareil ». Le terme « d’appareil psychique », qu’il n’abandonnera jamais, fut conçu par Freud comme un modèle renvoyant à ceux de la mécanique, de la physique ou de la biologie. On constatera également qu’il a employé la méthode réductionniste propre au mode de connaissance scientifique : en effet cet appareil psychique pouvait selon lui être aisément compris en le réduisant à l’assemblage de ses fonctions élémentaires. Et afin de fonder « scientifiquement » l’existence de son objet d’étude (l’appareil psychique), il en conçut la fonction principale, à savoir : maintenir au plus bas sa dépense d’énergie, fonction apparentée au premier principe de la thermodynamique.
Il ne sera pas ici question de la véracité ou non de ces hypothèses mais bien plutôt de la manière dont Freud s’est cru obligé de les habiller, ou plutôt de la légitimation qu’en fils de son temps il a cherché dans le MCS.
Autre constante dans l’œuvre de Freud, sa référence à la mythologie et en particulier à Œdipe et Narcisse. Freud avance très tôt qu’une grande partie de la vision mythologique du monde qu’on trouve jusque dans les religions modernes ne serait rien d’autre qu’une projection de la psyché humaine. Il ne fait là que tirer les conséquences de son adhésion au rationalisme scientifique moderne. Mais en même temps, il retourne la proposition en la formulant ainsi : si ces constructions mythologiques ont été aussi présentes dans l’histoire des hommes, c’est qu’elles recèlent une part de vérité encore pérenne sur le fonctionnement et la structure de la psyché actuelle. Prémisse d’où il tire l’universalité du « complexe d’Œdipe » (et du narcissisme) ; c’est une construction logique qui de nos jours serait rapidement invalidée. En outre, il y a ici un corollaire qui se retrouvera souvent dans l’utilisation de la mythologie chez Freud : le développement du psychisme humain depuis la conception jusqu’à l’âge adulte « récapitulerait » celui de l’humanité toute entière depuis ses premiers âges et les mythes seraient la trace mnésique des principales étapes de cette maturation. Autrement dit, l’ontogénèse (le développement de l’embryon) récapitulerait la phylogénèse (l’évolution de l’espèce à travers les âges). Cette conception néo-Lamarckienne qui supposait l’hérédité des caractères acquis d’une génération sur l’autre était soutenue par le plus grand vulgarisateur du darwinisme à la fin du XIXe siècle, Ernst Haeckel ; elle était dans l’air du temps et fut reprise par Freud – et par de nombreux scientifiques – qui désirait ainsi assurer la validité scientifique et universelle de la psychanalyse. Il ne l’abandonna jamais, même lorsque Haeckel reconnu en avoir falsifié les « preuves » et que sa classification des races (1868) s’avéra être un des piliers de l’eugénisme.
Si l’on met de côté cette recherche de légitimité dans la mythologie et le mode de connaissance scientifique, il reste que la construction sous-jacente au complexe d’Œdipe, à savoir l’interdit de l’inceste comme fondement de toute vie sociale, fut validée par l’anthropologie et en particulier par Claude Levy-Strauss dont on sait qu’il n’appréciait pas spécialement la psychanalyse. Où l’on voit encore une fois que malgré ses errements méthodologiques, Freud n’en a pas moins soulevé des lièvres de taille… Mais il subsiste malgré tout un danger qui consisterait à se baser sur l’universalité de « l’interdit fondateur » de l’inceste pour en inférer l’existence d’une « nature humaine » immuable dans le temps, ce que nombre d’historiens et d’anthropologues ont démonté depuis longtemps (on peut penser aux ouvrages de Jean-Pierre Vernant, Paul Veyne, Claude Mossé, Pierre Vidal-Naquet, Cornélius Castoriadis…). Il est donc important de préciser que parmi tous les concepts psychanalytiques utilisés et sur lesquels nous reviendrons – le Réel, le Symbolique, l’Imaginaire et l’Inconscient – ceux-ci ne peuvent en aucune manière fonder la catégorie transhistorique de « nature humaine » comme on l’entend souvent dire. En effet, leurs contenus sont éminemment dépendants du type de sociétés et de l’époque historique dans laquelle les êtres humains évoluent. Par exemple, l’imaginaire d’un paysan occitan du moyen-âge n’a pas grand-chose à voir avec celui d’un parisien du XXIe siècle.
Une fois bien identifiés tous ces périls, la majorité des concepts psychanalytiques vont s’avérer d’une grande utilité dans le déchiffrage des effondrements en cours, à savoir celui des cultures, des sociétés, des civilisations et des individus traversés par ce qu’on serait tenté de nommer le stade ultime du capitalisme, n’étaient les énormes ressources dont il dispose pour perpétuer jusqu’à le dernière minute la guerre générale au vivant qu’il a initié au XXe siècle. Car au fil des deux siècles écoulés en Occident, une nouvelle économie psychique des hommes est apparue ; c’est pourquoi il est devenu capital d’examiner en quoi elle est le sous-produit de cette époque historique (la civilisation capitaliste) et plus précisément comment elle participe aujourd’hui de la pérennité violente de cet extrémisme néolibéral. Autrement dit une anthropologie politique de l’Homme postmoderne reste à faire afin d’y déceler par où se nouent les adhésions à l’ordre (actuel ou passé) et comment s’en détacher radicalement afin d’éviter le désastre.
JMR Février 2016
1 Ses trois fils furent mobilisés : les deux premiers sur le front russe où Jean-Martin fut blessé en juillet 1915 puis fait prisonnier presque à la fin de la guerre sur le front italien. Au début de l’année 1920, lors de la mort de sa fille Sophie qui laissait deux enfants, Freud ne put se rendre aux funérailles par cause d’un « emploi du temps trop chargé »…
2Freud faisait une grande place à l’acquisition de toute nouvelle statuette, au point d’imposer à son entourage tout un cérémonial assez fastidieux : cf. Marie Balmary, L’Homme aux statues. Freud et la faute cachée du père, Paris, Grasset, 1979.
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———— Biblio Freud ———–
Quelques-uns de ces textes peuvent être trouvés sur le site : http://classiques.uqac.ca/classiques/freud_sigmund/freud.html
« Pour introduire le narcissisme » (1914), in La vie sexuelle, PUF 1969.
« Deuil et mélancolie » (1915/1917) in Œuvres complètes, XIII, Paris, Presses Universitaires de France, 1988.
« Considérations actuelles sur la guerre et sur la mort » (1915), 1- trad. P. Cotet, A. Bourguignon, A. Cherki, in Essais de psychanalyse, Paris, Payot, 1981, 2- « Actuelles sur la guerre et la mort » (1915), trad. coll. in Œuvres complètes, XIII, Paris, Presses Universitaires de France, 1988.
« Introduction à La psychanalyse des névroses de guerre » (1919), trad. J. Altounian, A. Bourguignon, P. Cotet, A. Rauzy, in Résultats, idées, problèmes, I, Paris, Presses Universitaires de France, 1984.
En PDF sur : http://psycha.ru/fr/freud/1919/intro_psycha_guerre.html
« Au-delà du principe de plaisir » (1920), trad. J. Laplanche et J. B. Pontalis, in Essais de psychanalyse, Paris, Payot, 1981. Fiche de lecture disponible ici.
« Le fétichisme » (1927), in La vie sexuelle, Paris, PUF, 1969, pp. 133-138; Œuvres complètes, XVIII, Paris, PUF, 19XX.
L’avenir d’une illusion, Freud Sigmund, 1927. Fiche de lecture disponible ici.
« Ce que ni Freud ni ses contemporains n’ont vu venir et qu’il n’aura pas su analyser : de la montée de l’eugénisme à celle du nazisme », Jean-Marc Royer, 2016. Article disponible ici.
——- Correspondances ——-
Correspondance avec Albert Einstein, « Pourquoi la guerre ? » (1933), trad. J. G. Delarbre et A. Rauzy, in Résultats, idées, problèmes, II, Paris, Presses Universitaires de France, 1985.
« Sigmund Freud-Stephan Zweig », Correspondance (1987), Paris, Rivages, 1991. Sigmund Freud/Karl Abraham, Correspondance 1907-1926, rééd. , Paris, Gallimard, 1991.
« Sigmund Freud/Romain Rolland », Correspondance 1923/1936, présenté par H. et M. Vermorel, Paris, Presses Universitaires de France, 1993.